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Les trois vies possibles de Tristan Rivière

Tristan Rivière, maire de Vinteuil, affirmait toujours qu’il avait eu un jour trois vies possibles, toutes trois présentées en même temps à son choix (ou à son absence de choix), et il interrogeait ses interlocuteurs pour savoir si le même choix (ou la même absence de choix) s’était présenté à eux. Mais la plupart répondaient que le choix n’était pas si net, que les choses s’étaient faites ainsi, sans trop y penser, par une suite de micromouvements, par l’orientation immobile et pourtant décisive des jours, l’un après l’autre. D’autres avançaient qu’ils avaient senti ce moment, un peu obscurément bien sûr, car personne n’est jamais dans la pleine clarté du choix vital, personne ne choisit sa vie dans la conscience éclatante de l’avenir. Et Tristan, se rengorgeant, disait que les possibles de sa vie s’étaient étoilés en l’espace de trente-huit secondes, pas une de plus pas une de moins, et qu’en trente-huit secondes le temps s’était concentré, les petites flèches des trois vies s’étaient dessinées devant lui avant de se résorber aussitôt parce que le choix était fait.
Et si ce choix s’était fait si vite, ce n’était pas parce qu’il avait fait preuve d’une rapidité de décision sans pareille, c’est parce que l’instant qui se jouait alors s’était déjà joué mille fois, c’était que l’instant, dans son inaltérable présence, dans sa cruelle unicité, était démultiplié par les innombrables passés qui se logeaient en lui. Mais cela, Tristan ne pouvait l’avouer, puisqu’il aurait fallu parler de Marcel, de Bouli, d’un certain dimanche, de Séverine, de beaucoup d’échecs et de tristesses. Il avait juste le droit de raconter les trente-huit secondes. Le droit et le plaisir. Trente-huit secondes, ce n’est pas long. Pourtant, dans la bouche un peu complaisante de Tristan Rivière, c’était assez long, surtout si on l’écoutait pour la millième fois, comme Marie Rivière, femme du maire de Vinteuil. Mais comment Marie aurait-elle pu se lasser de ces trente-huit secondes ?

Vie n° 1

Tristan enseignait depuis un an et demi à Vinteuil dans la plus merveilleuse quiétude lorsqu’il fut invité à dîner à Montmorency, petite ville du nord de Paris, chef-lieu de canton du Val-d’Oise, que l’univers entier envie aux Montmorencéens puisqu’ils ont la double chance de cultiver ces petits fruits acidulés qu’on appelle cerises de Montmorency et d’avoir côtoyé, pendant six années, Jean-Jacques Rousseau, il y a quelque temps de cela. Comme il n’avait pas de voiture, il s’y rendit par un long, un interminable trajet en bus, en métro puis, à partir de la gare du Nord, en train. Le couple qui l’invitait, Frédéric et Sonia, était des collègues de Pablo- Picasso avec qui il avait sympathisé. Tristan les appréciait, ils enseignaient tous les deux la biologie, s’entendaient bien et tout chez eux respirait une quiétude rassurante, presque étrange. Tout allait bien. Rien n’était inquiétant. Les objets mêmes semblaient parés de cette quiétude : pas d’angles, pas de surfaces dures ou tranchantes. Sonia, une Libanaise, était d’ailleurs, à trente-deux ans, toute en rondeurs, avec des yeux voluptueux qui laissaient Tristan songeur.
— Blanc ou rouge ? demanda Frédéric. — Comme tu veux.
— C’est toi l’invité, c’est toi qui choisis. Tristan hésitait.
— T’as pas l’air très décidé comme gars ! dit Frédéric. — Encore pire que tu ne le crois.
— Alors ?
— Rouge.
Dès qu’il énonça son choix, Tristan le regretta. Le dîner fut un dîner de profs, c’est-à-dire qu’ils parlèrent de collègues et d’élèves. Et puis Sonia demanda en le regardant droit dans les yeux (n’y avait-il pas une profondeur rare dans ce regard, une double dimension du réel et du rêve, comme si elle rêvait d’une autre scène en vous contemplant ?) si Tristan avait une amie.
— Non, pas en ce moment.
— Pas en ce moment ou jamais ?
— Pas souvent, en fait.
Elle sourit.
— Tu n’aimes pas les filles ?
— Ou les filles ne m’aiment pas.
— Allons, un joli garçon comme toi, un boxeur si costaud.

Comment vivre en héros, Fabrice Humbert. © Gallimard

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