C’est tout ce qu’un homme peut faire – trouver une chose qui soit à lui. Se fabriquer une île.
Terrence Malick, La Ligne rouge

Bluff

Silence quand il entra, pas un regard sur lui – il aurait pu être un fantôme. Il avait hésité longtemps, penché sur la vitrine à épier Dieu sait quoi, son souffle avait découpé un halo dans le givre. Dehors il pleuvait froid, c’était la tempête. Dockers et pêcheurs désœuvrés : si cette assemblée d’hommes ne vous dissuadait pas, c’est que vous cherchiez les histoires. On ne poussait jamais par hasard la porte de l’Anchorage Café, surtout en plein hiver austral, quand les rafales soufflées de l’Antarctique tourmentaient sans répit le sud de la Nouvelle-Zélande. Elles couchaient les panneaux et faisaient crépiter tous les drapeaux du port, elles projetaient des embruns glacés à vous tatouer la peau. On apercevait d’ici la fumée blanche des déferlantes qui saccageaient depuis deux jours les eaux pourtant abritées de Bluff Harbour. Au large, c’était l’enfer.
L’étranger referma la porte, il fit glisser son sac à dos d’un coup d’épaule. Pas grand-chose dedans. Son visage pâle et creux, ses longs cheveux étaient en désordre, le gel avait noirci ses lèvres, ses mains étaient ankylosées. Il ne sentait plus rien. Seul un homme au comptoir lui rendit son salut. Bonnet tiré au bas du front, pull de marin à grosses mailles, il portait une moustache épaisse, aussi blanche que ses cheveux. Des cernes profonds dévoraient ses pommettes, deux sous chaque œil. Aux trois quarts tourné vers la porte, il fixait l’étranger avec le port hautain, un rien moqueur, des vieux Maoris. Il n’était pas très grand ni très costaud, et le colosse polynésien qui buvait avec lui, deux mètres et cent trente kilos engoncés sous plusieurs couches d’habits, l’écrasait de toute sa masse. Une impression de force se dégageait pourtant de lui, un charisme évident. Il fit un geste, Viens. Il se serra contre le géant pour ménager une place à ses côtés.
L’étranger approcha d’un pas incertain, il posa le sac entre ses jambes au pied du comptoir. Le vieux remarqua le tissu déchiré, la boue séchée sur les chaussures de cuir. L’étranger surprit son regard. Il cala sa main sur le comptoir, embarrassé. C’est qu’il avait marché longtemps. « D’où tu viens?…» Il était français. Le vieux partit d’un rire voilé d’ancien fumeur. «Ça, j’avais entendu !… J’ai un peu voyagé… » Il fit signe au serveur d’ajouter une bière. « Mais là t’arrives pas de Paris, aye… » Le Français passa la main sur son menton. Parti de Wellington, là-haut, sur l’île du Nord, il avait traversé le détroit de Cook en ferry jusqu’à Nelson. De là, il était descendu à pied à travers l’île du Sud. Le géant silencieux se pencha sur lui, yeux écarquillés. Nelson, c’était à l’autre bout. Mille kilomètres à vol d’oiseau, entre les deux rien que des lacs et des montagnes, des plateaux d’altitude où l’on pouvait errer des jours sans rencontrer personne. C’était l’hiver depuis trois mois, il gelait à fendre les pierres et sur les hauteurs le blizzard tombait sans prévenir, décimant les troupeaux.
Le vieux but une gorgée de bière. « Nelson, aye ?… Sacrée marche… » Le Français avait pris son temps, dix mois au hasard des chemins. « En tout cas t’iras pas plus loin !… Bluff, c’est le bout de la route. Nous autres Maoris, on dit Murihiku – la queue du monde… » Une voix lourde d’alcool s’esclaffa dans son dos. « La queue, ou autre chose !… » Le vieux ignora la remarque, il reposa son verre. « T’as vu le pays, alors… » Le Français avait parcouru la côte ouest de l’île : Okarito, Hokitika… Le vieux savourait chaque nom comme s’il désignait un parent. « La terre où est née Pounamu, notre jade… » Le Français avait ensuite quitté la côte, traversé les Alpes néo-zélandaises au pied du mont Cook. « Aoraki et ses trois frères, la pirogue échouée !… » Il était remonté au nord jusqu’au Mackenzie Country, un fermier l’avait embauché sur les rives du lac Ohau. Il venait de passer un mois dans les solitudes immenses du Central Otago. Le Français contemplait le vide. De sa vie, il n’avait rien vu d’aussi fort. Les forêts, les rivières, la sauvagerie des montagnes – ça n’existait qu’ici. Le pays était puissant, voilà ce qu’il avait ressenti.
Le vieux s’inclina devant lui, touché du compliment. Il tendit une main calleuse, noircie par le grand air. « Sonny Rongo Walker, homme de mer. Rongo, c’est comme ça qu’on m’appelle… » Il désigna le colosse par-dessus son épaule. « Lui c’est Tamatoa, mon second – je l’ai ramené de Tahiti, alors il parle un peu français… Enfin, quand il cause !… » Il flanqua une claque sonore dans le dos du géant, qui parut ne pas la sentir. « T’as brûlé tes économies ?… » Le Français haussa les épaules. Billet d’avion payé, il ne lui était plus rien resté. Il avait travaillé à droite et à gauche : tirer des clôtures, arracher souches et broussailles de terres nouvellement défrichées. Rongo Walker hocha la tête, regard mauvais. « L’histoire de ce pays, aye, depuis les Pakehas : clôturer jusqu’au ciel, abattre nos grands arbres… » Les Pakehas, c’étaient les Blancs, débarqués du vieux continent un demi-millénaire après les premiers navigateurs polynésiens venus sur leurs pirogues doubles de Raiatea la mythique, des îles Cook ou des Australes – ils étaient les ancêtres du peuple maori. Pakeha : le Français n’avait cessé d’entendre ce mot, comme un reproche, au cours de son voyage. Rongo Walker chassa aussitôt la rancœur d’une moue résignée. « T’as des papiers, Frenchie ?… » Le Français ne répondit rien. « Juste pour savoir, aye !… La loi, par ici… »
Le vieux se tut, il pesait pour et contre. Septembre débutait dans quelques jours, la pleine saison des langoustes, où les prix crevaient le plafond sur les marchés asiatiques avant que les pêcheries australiennes n’entrent finalement dans le jeu, puis celles du Mexique. La réussite d’une année se décidait en trois, quatre semaines. Le boulot serait rude, une paire de bras en plus n’était jamais de trop. « T’as pas d’ennuis, au moins ?… » La question était superflue, le skipper en avait conscience – débarquer à Bluff par ce temps, à pied, avec un sac vide… Le Français roula ses épaules, les yeux au fond du verre. Ses articulations craquèrent dans le silence. Quand il se tourna vers le vieux, on lisait sur ses traits une inquiétude ancienne, un semblant de colère aussi. Rongo Walker força un rire. « Hey Frenchie !… T’as tué personne, aye ?… » Le Français desserra les dents. Pas ce genre d’ennuis, non.
Rongo Walker jaugeait discrètement l’étranger, ses avant-bras noueux, la corne aux jointures de ses mains. Un bon mètre quatre-vingt-cinq, bâti en force. Mais plus si jeune en vérité, la quarantaine peut-être. Sa barbe était piquée de blanc, des faisceaux de rides rayonnaient autour de ses yeux, à la commissure des lèvres. On n’aurait pas cru, à le voir, qu’il avait pu sourire autant.
« Si tu cherches un embarquement, ça pourrait m’arranger… Faudra un bout d’essai – la pêche, ici, c’est pas pour tout le monde… » Le Français tendit ses mains dans la lumière. Il avait fait une campagne au thon autrefois, en Australie – vingt ans après, les balafres des hameçons, les entailles creusées par le nylon des lignes étaient encore marquées. « Nous c’est la langouste, au casier… » Le Français hocha la tête. Quand partait-on ? Rongo Walker laissa échapper un soupir amusé. « Quand la baston se calmera !… Un coup de Southerly, ça peut traîner dix jours…» Il se courba pour attraper le Southland Times, il planta son doigt sur la carte météo en dernière page. Une flèche rouge fendait du sud au nord le détroit de Foveaux, au large de Bluff. Le Français consulta la légende : soixante nœuds et plus, cent vingt kilomètres-heure de vent. Juste en dessous, une vague stylisée marquée du chiffre sept – la hauteur, en mètres. « Et ça, c’est la houle établie… En mer tu te prends des immeubles, des murs de quinze mètres parfois… »
La porte s’ouvrit en grinçant. Un courant d’air glacial, chargé de grésil, précéda le nouveau venu. C’était un Pakeha en tenue de gros temps. Son ciré jaune dégoulinait. Repoussant la capuche, il frappa ses bottes sur le paillasson. Une croûte de sel épaisse blanchissait son visage, on aurait dit un revenant. Rongo Walker secoua la tête, atterré. « Hey Dangerous Dave !… On dirait que t’as vu le diable… » Le pêcheur ne répondit rien, il alla se planter à l’autre bout du comptoir, commanda un double whisky. « Dave a coulé trois bateaux, chaque fois il s’en est tiré… » Rongo Walker parlait bas, sans presque articuler. « L’hiver dernier, quand l’hélico de Te Anau les a récupérés au large du Fiordland, lui et son équipier avaient de l’eau jusqu’à la taille… » Dans les yeux du skipper, on ne lisait aucune peur, de l’incompréhension plutôt : comment pouvait-on se fourrer dans un pétrin pareil ? « Il croit qu’il a neuf vies, il joue avec sa chance… » Dangerous Dave avait vidé son verre, il tapa du poing sur le bar pour être resservi. Un cercle s’était formé autour de lui. « On est allés traîner autour du Roc, c’était pas beau à regarder… BLOODy HELL !… » Des huées, des sifflements saluèrent l’audacieux. The Rock, surnom que les pêcheurs de Bluff donnaient à Solander Island, c’était un caillou isolé en pleine mer à l’extrémité ouest du détroit de Foveaux. Il fallait cinq heures pour s’y rendre, sept sur une mer pareille. Le dernier endroit où mettre un caseyeur quand la tempête soufflait du sud. L’île n’offrait aucun abri, on y était à la merci du vent, des vagues scélérates. Rongo Walker désapprouvait, il ne s’en cachait pas. « Takaroa, le dieu de l’océan, chacun sait qu’il a deux visages… Vaut mieux pas le chercher quand il est en colère… » Le vieux jeta un coup d’œil à sa montre. « Six heures déjà… » Il donna une tape amicale sur l’épaule du Français. « Tamatoa te déposera à l’Eagle Hotel. Ils ont un dortoir là-bas, si tu crains pas le bruit… » Rongo Walker régla l’addition, il décrocha son lourd caban de laine d’une patère au coin du bar. « Dis-leur que tu viens de ma part, ils t’ouvriront un compte… Tu paieras au retour de pêche. » Il boutonna son caban jusqu’au cou, salua l’assistance. Son pick-up était garé juste devant, sur le trottoir.

Bluff de David Fauquemberg, © Stock