1

Il pleuvait. L’eau s’écoulait du toit en tôle sur la terrasse de l’école, couvrait le chant des enfants durant la pause, et s’infiltrait sous la porte. Je contemplais sa progression sur le sol, en flux continu, assis à mon bureau, devant la lampe éteinte, à redouter ma prochaine rencontre avec ma tante : elle avait soi-disant tant de choses à me reprocher.
C’était écrit dans son dernier message, accompagné d’une convocation chez le notaire, où elle annonçait l’arrêt de son virement mensuel. La privation de cette source régulière de revenu m’a donc conduit, ce matin d’octobre 2015, à traverser la route principale de Buchanan – Liberia, comté de Grand Bassa –, à réserver un billet d’avion aller-retour pour la France. Le temps de revoir ma tante et de rétablir ma situation financière.
À cela s’ajoutait un ennui administratif de taille, qui n’avait, lui, rien à voir avec ma tante : depuis trois mois, la perte de mon agrément accordé par le Haut-Commissariat aux réfugiés, d’où la fermeture des crédits destinés à mon école et à ses dépendances.
Le lendemain, je pénétrais dans la salle d’embarquement, aéroport international de Monrovia-Roberts, après un long trajet sur la selle arrière de la moto pilotée par Honorable, mon surveillant d’internat, à qui j’avais confié les clés de l’école.
J’avais trois jours pour régler cette affaire d’arrêt de mes mandats postaux. Pas plus, pas moins. Retour en fin de semaine, vendredi, veille du jour où le délégué du Haut-Commissariat aux réfugiés viendrait inspecter nos installations, afin de statuer sur mon sort.

2

Peu après l’atterrissage, aéroport Saint-Exupéry, sitôt franchi le contrôle des douanes, j’ai appelé ma tante à son nouveau numéro. Elle avait quitté son appartement de la place Kléber, dans le sixième arrondissement, et habitait désormais une résidence pour personnes âgées, le Palais d’Asclépios, à l’ouest de la ville, rue Gaëtan-Lièvremont. C’est à cette adresse qu’elle m’attendait.
Mon timbre de voix, a-t-elle dit au téléphone, n’avait pas changé, elle l’aurait reconnu entre mille, me demandant s’il fallait en déduire que, sans courrier du notaire, et si elle ne m’avait pas coupé les vivres, je n’aurais jamais téléphoné.
Un taxi m’a conduit à la résidence, construite au milieu d’un grand parc. Il faisait anormalement beau pour un mois d’octobre. J’ai levé les yeux en attendant l’ouverture de la porte coulissante : les feuillages des tilleuls jaunissaient au soleil. Mon regard s’est posé ensuite sur une plaque de marbre : Inauguration de la résidence le 22 juillet 2008 par Gaëtan Lièvremont, sénateur, secrétaire d’État aux Anciens com- battants et à la Mémoire. J’ai lu plusieurs fois de suite, le temps que la porte s’ouvre, la liste gravée dans la pierre des personnalités présentes ce jour-là.
Une auxiliaire de vie, Paméla, dont j’ai aussitôt remarqué les yeux verts, m’a conduit à l’étage. Elle m’a appris que ma tante revenait d’un long voyage en Floride, à l’occasion de la foire de design contemporain à Miami Beach. Elle a déclaré ensuite, avant de me quitter, sur le seuil de la chambre, que c’était une excellente nouvelle, cette visite, madame Novak parle souvent de vous…

3

Ma tante était assise au bord de son lit, face à la baie vitrée donnant sur le parc, et me tournait le dos. Mon premier geste, vite retenu, fut de me placer entre le lit et ces grands arbres du parc. Elle a dû cependant se rendre compte d’une présence dans son dos. Elle a demandé : C’est vous, docteur… ? Son visage était tourné maintenant du côté du mur.
Elle tenait un tube de rouge à lèvres qu’elle a posé, debout en équilibre, sur une tablette près du lit. J’ai songé : elle ne se souvient même pas de mon appel, il y a une heure, de l’aéro- port. J’ai dit à voix basse : C’est moi, ma tante… je suis Marcello… tu te souviens… ? en me plaçant devant elle. Je crois qu’elle a murmuré mon prénom. Puis elle m’a demandé de baisser le store. Je l’ai fait, ce fut tout. Je me suis assis…
Ma tante a pris un verre d’eau sur la tablette, et remué le liquide avec une cuillère. Le dépôt de particules blanches au fond du verre s’est agité en tourbillonnant. Elle a bu la moitié de cette préparation. Puis, j’ai demandé des nouvelles, songeant que cela faisait vingt ans. Tout de même…
Je lui ai demandé, si elle se souvenait de mon appel de l’aéroport, il y a une heure ou deux. Elle a dit, sans manifester davantage sa satisfaction de me revoir : Bien entendu, c’est évident, pourquoi me poses-tu cette question? Elle a dit aussi qu’elle m’avait reconnu à mon pas quand j’étais entré dans la chambre. D’abord elle avait supposé que c’était son médecin, mais bien vite, elle avait compris. J’ai ressenti dans cette remarque comme un vague reproche d’être ici, alors que, pendant des années, elle n’avait cessé par lettre de réclamer ma présence. Je l’ai ressenti plus encore, quand elle m’a demandé pourquoi j’avais mis un temps si long à revenir.

4

Paméla est entrée, sans frapper. Visiblement familière de ma tante Vicky, mais sans pour autant l’appeler par son prénom, l’auxiliaire de vie s’est affairée dans la salle de bains. Quand elle est ressortie, je l’ai entraînée hors de la chambre : Je trouvais ma tante affaiblie, je lui ai demandé s’il me serait possible d’obtenir un bilan de santé, et à qui je devais m’adresser ?
La jeune femme a répondu qu’il ne fallait s’étonner de rien, les voyages, ça épuise. Elle m’a rappelé cependant que je devais tenir compte d’un fait important : Ma tante ne le manifestait peut-être pas, mais elle s’était réjouie de mon appel. Vous êtes son seul neveu, a-t-elle ajouté, vous le savez mieux que moi.
De retour dans la chambre, Paméla a demandé à Vicky si elle avait pris son médicament. Ne recevant aucune réponse, elle a rangé le tube de rouge à lèvres dans la salle de bains, reconnaissant, en se tournant vers moi, que madame Novak – je n’avais pas tort, même si je n’étais peut-être pas le mieux placé pour le savoir – manifestait effectivement certains signes de fatigue.
Ma tante semblait se réveiller. Elle a dit que ça allait très bien, que contrairement à ce qui venait d’être déclaré, elle ne ressentait aucune fatigue. Elle a remercié Paméla : Il serait peut-être temps maintenant de nous laisser tous les deux, soyez gentille, ma fille, vous voyez bien que je suis avec mon neveu.
Et, sans que je m’y attende, mais alors pas le moins du monde, elle s’est mise à parler, et, je dois le dire, ça a démarré très fort.

5

Je contemplais le paysage du parc, les feuillages, la pelouse et les massifs de fleurs desséchées – des hortensias, je me souviens –, où travaillaient les jardiniers, faisant remarquer à ma tante qu’elle avait de la chance. Là où j’étais, hier encore, les maisons de retraite, ça n’existait pas.
Vicky m’a rappelé que personne n’avait cotisé autant qu’elle aux assurances vieillesse. J’ai hoché la tête. Elle m’a redit : Marcello, tu dois te souvenir que l’argent ne tombe pas du ciel… J’ai répondu que j’étais au courant. Là-dessus, elle m’a demandé d’approcher : … Une question à te poser, ça me travaille depuis un certain temps, comprends-tu : Elle voulait savoir si je me souvenais des conditions exactes dans lesquelles j’étais parti, il y a vingt ans. Et c’est là que je dis : ça a commencé très fort.
Pourquoi cette question ? Vicky connaissait parfaitement les circonstances de mon départ précipité de France, elle y avait contribué en faisant accélérer la fabrication d’un passeport de dernière minute. Faut-il ajouter que j’étais quand même son secrétaire particulier à l’époque ? Alors, autant mettre tout de suite des points sur les i : La réponse, ma tante, tu la connais. J’ai été contraint à ce départ, et je n’ai pas discuté… ! Mais, tu sais aussi que ça a toujours été mon intention, depuis l’enfance, voir du pays, travailler à l’étranger, monter ma propre affaire, tu l’as toujours su, allons !
C’était assez agaçant à la longue : ma tante n’avait-elle pas toujours dit à ma mère que je manquais d’esprit d’entreprise… ? qu’elle m’avait offert mon poste de secrétaire particulier dans sa fondation sur un plateau d’argent, alors que j’aurais dû commencer par le bas de l’échelle, c’était son expression… ? J’ai repris : Tu ne peux quand même pas, Vicky, me reprocher d’avoir trouvé du travail ailleurs, non ? toi qui m’as toujours traité de tire-au-flanc… ?
Marcello, je ne te reproche rien, s’est-elle rétractée. Tout le monde sait… même si c’est à des milliers de kilomètres… ton école, ton soutien aux enfants déshérités… Je t’ai aidé chaque mois, non…? Mais, aujourd’hui, c’est autre chose, voilà… c’est à propos… te souviens-tu de mon directeur financier ?
J’ai réagi au quart de tour : Tu veux parler de Walter… ? alors, évidemment, s’il est encore question de Walter…! Elle a cherché mon regard : C’est de lui que je parle, en effet… Mais, ma tante, c’est du passé, tout ça, non ?
Manifestement, ça l’énervait, ma réponse : Écoute, Marcello, si je ne peux plus te poser la moindre question, dans ce cas…
Eh bien, continue, s’il te plaît, ma tante. Ne te gêne surtout pas. Parle-moi de Walter. On ne s’est pas revus depuis vingt ans, toi et moi, je m’attendais simplement à une autre discussion… !
Elle s’est laissée glisser le long du matelas pour se mettre debout : On m’a dit, mais ne me demande pas qui me l’a dit, que tout ne s’est pas déroulé exactement comme on l’a cru le jour qui a précédé son arrestation.
Ça a fait office de déclic. J’ai aussitôt demandé si elle en avait parlé avec Gaëtan Lièvremont.
Elle m’a conseillé de laisser son ami de côté. Certes, elle avait besoin de Gaëtan pour mener ses affaires, mais pour l’instant, c’était elle qui parlait, pas lui… !
Je n’avais pas revu son ami Lièvremont depuis vingt ans, lui non plus. Par contre, j’avais lu son nom, en arrivant, sur la plaque de marbre au rez-de-chaussée. Ma tante a déclaré qu’elle était présente également, ce jour-là, avec d’autres donateurs. J’ai poursuivi : Je croyais que cette affaire Walter était enterrée, alors, de quoi s’agit-il, s’il te plaît, Vicky… ? Silence de sa part. J’ai repris (ça avait le don de me hérisser, son histoire) : … Ton directeur financier, Walter, s’est fait arrêter il y a vingt ans, à la frontière suisse, une mallette contenant des liasses de billets dans le coffre de sa voiture.
Il les transférait, sans les déclarer, évidemment, pour les placer dans un coffre, le sien, et pas le tien… Que veux-tu que j’y fasse ? On l’a inculpé quelques jours plus tard d’extorsion de fonds et de blanchiment d’argent. Alors, j’aimerais bien savoir où est le problème ?
Eh bien, figure-toi, Marcello, qu’il y a du nouveau…
Dans ce cas, de quoi s’agit-il, s’il te plaît, Vicky ? ai-je élevé le ton. Elle a joint les mains sur son visage, un court instant, pour réfléchir : Walter a purgé sa peine. Mais son avocat a introduit un recours, il a demandé une révision du procès, et le juge a rouvert le dossier. Walter, sache-le, a changé de système de défense, il prétend toujours qu’il a été dénoncé. Mais cette fois, il se dit en mesure de le prouver.
J’ai demandé à ma tante quel lien elle établissait entre moi, son ex-secrétaire particulier, et cette affaire réglée depuis si longtemps ? Elle n’allait quand même pas croire tout ce que racontait l’avocat de Walter… ? En retour, Vicky m’a demandé pourquoi j’avais accepté si facilement de disparaître à ce moment-là, alors que c’était contre mon gré. Ça me chiffonne, Marcello ! Tu ne peux pas savoir combien ça me trouble ! Aussi, voilà ce qui est nouveau : Walter a été dénoncé par lettre anonyme. Au procès, par contre, je me souviens, on avait simplement évoqué un coup de téléphone à la police.
Tu l’as vue, cette lettre ?… ai-je demandé.
Non, bien entendu. Pour l’instant, je n’ai pas le droit de consulter le moindre document.
Elle a extrait un mouchoir en papier d’une boîte. Ensuite, tamponné ses paupières. Elle a poursuivi, le mouchoir dans le creux de sa main, puis roulé en boule dans sa manche : Mon avocat l’a vue, la lettre, il a accès aux pièces du dossier… Qui est ton avocat, ma tante ? Gaëtan.
J’ai posé la question : Elle est comment cette lettre anonyme ? c’est mon écriture, peut-être ? Pas d’écriture, Marcello… des caractères de différentes polices, découpés dans les journaux, majuscules, minuscules, assemblés et col- lés sur une feuille. Rien d’autre que le nom de Walter, la date exacte de son passage en douane de Genève, le lieu, Ferney-Voltaire, le numéro d’immatriculation, la marque et la couleur de sa voiture. Enfin, la mention d’une certaine somme en billets dans un sac de voyage. Et puis, des insultes, des insanités.
Et qu’est-ce que ça prouve ? Ça prouve, a répondu ma tante, que quelqu’un d’autre était au courant, donc Walter n’a pas agi seul pour truquer les comptes de la fondation.

3 jours chez ma tante, Yves Ravey. © Éditions de Minuit

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