Un Loup pour l’homme

Antoine aurait préféré que Lila ne reste pas sur le quai de la gare. Il l’a dit mais elle n’a pas voulu entendre. Il est debout derrière la vitre, entouré d’autres gars, et il la voit qui reste figée. Il voudrait qu’elle s’en aille, qu’il n’ait pas sous les yeux le regard qui appelle. C’est violent d’aimer dans ces moments-là. Il envie les célibataires, il envie ceux qui n’ont pas encore connu l’attachement. Ils ont parlé des lettres, ils ont promis ce que tout le monde promet, une lettre chaque jour, tu me diras tout, chaque pensée et chaque geste, tu me confieras même ce qu’on ne peut pas écrire. Cette vie sera possible de l’autre côté de la Méditerranée parce que je serai là, parce que tu pourras la raconter à quelqu’un, je serai ton témoin.
Lila, toujours immobile, n’en finit pas de remettre son petit sac sur l’épaule, et une mèche de cheveux derrière l’oreille. Quand le train disparaît, elle s’appuie contre un mur, elle cherche un peu d’air. Elle sait qu’elle ne supportera pas, elle doit inventer quelque chose pour les sortir de là.

Après deux jours d’attente à Marseille, Antoine embarque sur le Kairouan. Fond de cale pendant près de vingt-deux heures sans voir la lumière, sans monter sur le pont ni regarder par un hublot. Ils sont huit cents et peut-être mille à sentir le tangage puis le roulis qui les prend et les essore. La tempête se lève au large des Baléares et la nuit est intenable, sombre et lugubre tout au fond, moite avec des bruits de coque en taule, qui s’enfonce dans la noir- ceur sous-marine. Les hommes gisent sur des cou- vertures, pas même des couchettes, se tordent, se tiennent le ventre, se relaient sur le bord qui conduit aux toilettes, rêvent d’air frais, de vent sur les tempes, s’aspergent du peu d’eau distribuée avant la descente dans les entrailles du bateau.
Antoine se concentre sur son estomac qui menace de sauter hors de la gorge. C’est sa première traver- sée, son premier mal de mer, sa première nuit flot- tante et hurlante. Il s’appuie contre la paroi, enfouit sa tête contre l’épaisseur qui fait office de matelas et s’entraîne à ne penser à rien. Il a une vision étrange, ils sont comme des animaux, une colonie de rats ensevelie sous la couleur kaki, il devient une partie du tout, et il comprend, là dans la cale, ce qu’est une armée, mille pattes grouillantes, une force rampante sans queue ni tête. Il se cramponne à ce qu’il a entendu dire, les îles Baléares au loin, réalité ou mensonge, peu importe, il se raccroche aux images, celles de plages et de reflets, de mer trans- parente et de bancs de poissons. Il somnole, bercé par la vision des îles paradisiaques, et il se promet que, lorsqu’il sera sorti de ce pétrin, il y emmènera Lila.
Il est rejoint par la douleur des nuits de garde, quand, pendant les classes à Bar-le-Duc, il vivait ses premiers moments de désespoir, traversé par le vent qui soufflait sur la plaine. Résister au froid avait été un long calvaire, lui qui avait pourtant toujours tra- vaillé dehors, télégraphiste depuis qu’il avait seize ans, sillonnant les routes à vélo, sans gants, sans manteau, même pendant l’hiver 1956 où il n’avait jamais manqué une mission, pédalait et avalait l’air glacé. Alors que là sur le terrain, malgré la toile épaisse de son treillis, il sentait le froid monter quand il rampait avec un fusil, et la terre adhérer à son buste et ses cuisses, comme si la boue gelée avait la consistance de l’acier. Il n’avait qu’une paire de brodequins, et c’est dans des chaussures trempées qu’il avait enchaîné les jours d’un hiver sans fin.
Il n’imaginait pas que l’Algérie deviendrait une réalité et qu’il finirait par étouffer dans la cale d’un bateau, lui qui s’était fait réformer une première fois, mais que l’armée avait bientôt jugé apte malgré une silhouette fragile dont Lila disait qu’elle faisait tout son charme. Il était passé à deux doigts, il avait cru naïvement qu’on l’oublierait, et là, allongé sur la couverture kaki, il commence à penser que le des- tin existe.
Il avait demandé à ne pas tenir une arme, il en était presque gêné. Il avait osé avouer qu’il n’était pas d’un tempérament guerrier, il préférait soigner.

Et son souhait, contre toute attente, avait été entendu, il avait eu accès à une formation d’infirmier.
Il revoit les petits matins au garde-à-vous dans la cour humide, juste avant l’instruction, puis le corps humain dessiné sur les planches de couleur, artères, poumons, intestins, les fonctions vitales enseignées trop vite, les volontaires qui tombaient au sol, se laissaient manipuler, garrotter et piquer, la chair vivante comme matériau, qui haletait, qui mimait et consentait. Il se souvient des garçons qui, comme lui, espéraient devenir des sauveurs, pas effrayés par les autres garçons, qu’ils tenaient dans leurs bras, dans la salle sous les néons, les gestes virils et doux des futurs infirmiers, mus par un idéal fait de romantisme et sans doute aussi d’amour.
Antoine ne parvient pas à dormir, tourmenté par son estomac et par les scènes qui tournent en boucle, il voudrait couper net, trouver le repos mais il est assailli par ce qu’il vient de vivre, les films que l’armée projetait sur grand écran, qui disaient la réalité de la guerre, les soins d’urgence à prodiguer sur le terrain, les blessés qu’il fallait aller sortir du lit d’une rivière ou extraire d’un champ de mines. Il est hanté par les films dont il se demande s’ils étaient réels ou tirés de fictions de cinéma, et dont le son avait été coupé, sans doute pour que les appe- lés n’entendent pas le bruit des détonations, ni le cri des hommes qui se débattaient dans les barbelés. Antoine découvrait que soigner pouvait être sauvage et dangereux, il n’avait pas pensé aux hommes qui couraient sous les balles avec des brassards d’infirmier. On leur avait dit Algérie, maintenir l’ordre, personne ne leur avait parlé de combats.
Après les films passés parfois au ralenti, après qu’on leur avait appris le massage cardiaque et la ventilation artificielle, les journées avaient été consa- crées à la formation in situ, et Antoine, embarqué avec les autres dans un camion, avait gagné le terrain militaire près de la forêt, hérissé de ronces, de sil- houettes fictives et de miradors, et c’est là que l’ins- tructeur avait prononcé une phrase, qui obsède Antoine, il avait dit que les infirmiers n’étaient pas seulement des sauveurs mais aussi des fossoyeurs, que les corps, ce serait leur domaine, vivants ou morts, il avait rajouté qu’une fois dans le baroud, on ne réfléchit pas, on fonce, on fait les gestes, on donne le meilleur. La peur, l’adrénaline, ils allaient découvrir cela, ils ne pourraient plus s’en passer. Et là, gisant dans la coque du navire, Antoine ne peut plus ignorer les paroles de l’instructeur, il a tout le temps d’y penser.
Pour s’en distraire, il se concentre sur le moment où on lui a remis le caducée et le diplôme, première vraie réussite d’une vie sans triomphe. Première satisfaction, inattendue, mais la feuille de route aus- sitôt reçue annonçait le train à Lyon, le bateau à Marseille, et demandait le nom et l’adresse de la personne à avertir en cas d’incident.
Antoine ne comprend pas cet emballement. Il n’a rien décidé de ce qui est en train d’arriver, mais il est trop tard, il sent comme le bateau l’emporte vers cette vie qui dérive.

Il demeure les yeux fermés et il récapitule. Il est happé par l’image de Lila, qu’il avait pu enfin rejoindre dans leur petit appartement dans la ban- lieue de Lyon, pour six jours de permission avant le départ et la longue séparation. Il leur restait quelques heures volées pour se dire l’essentiel. Mais il y avait le rendez-vous à Genève. La route à par- courir sur la Vespa. Le gynécologue qui, espéraient- ils, allait les libérer.
Lila avait voulu faire les choses dans l’ordre mais, encore une fois, rien ne s’était passé comme prévu. Jusqu’ici Antoine n’a pas eu de décision à prendre. Juste suivre le mouvement. C’est aussi cela l’armée, faire ce qu’on vous ordonne. C’est finale- ment assez simple. Le débarquement a lieu à Alger. Les hommes émergent et mettent un temps infini avant de gravir toutes les marches, de parcourir les coursives, dans un vacarme éprouvant. Personne n’a dormi, et tous plissent les yeux devant la lumière aveuglante qui les saisit sur le pont. On les presse, on leur demande d’avancer à petites foulées, mais chacun est préoccupé par son sac, ses affaires entas- sées, certains ont pensé à prendre des lunettes de soleil, mais les gradés ne leur laissent pas le temps. Des camions les attendent, dont le moteur tourne déjà. Ils ne se rendent pas compte que la baie d’Alger est l’un des sites les plus beaux du monde, eux qui n’ont pas encore voyagé. Ils se fichent de la splendeur de ces lieux qui vont peut-être les ava- ler, ils se contentent d’être éblouis par le soleil de midi, ils voudraient dormir, et manger. Et savoir pourquoi ils sont là.
Le lendemain est journée libre. C’est à peine croyable cette possibilité de flâner. On leur a fait quelques recommandations. Ne pas circuler à moins de trois en ville, ne pas provoquer d’altercation, ne pas aller dans le quartier arabe. Mais pourquoi l’armée leur accorde-t-elle ce privilège ? Ils se chan- gent en touristes, boivent leurs premières anisettes aux terrasses des cafés, mais leur curiosité les emmène jusque dans la Casbah où ils sont saisis par une beauté d’un autre siècle, la vie mystérieuse qui se cache derrière les façades et les silhouettes voilées qui filent sur les marches des escaliers. Leur tenue militaire leur semble incongrue, ils avancent un peu gênés, ils ne savent pas que les ruelles, les arrière- cours, les palais, les boutiques, ont été le théâtre de la bataille d’Alger, quelques années auparavant. Leur ignorance est leur meilleure alliée. Ils n’ont pas encore entendu parler du général Massu et des para- chutistes. Mais ils ont tout le temps pour apprendre.
Un officier déclare, avant le petit-déjeuner, qu’un couple d’instituteurs français s’est fait assassiner dans les Aurès le 1er novembre 1954 par les rebelles algé- riens, et qu’une insurrection indépendantiste est à l’œuvre. L’armée française est là pour l’empêcher de gagner tout le pays. Il ajoute que leur mission est de protéger les populations et de maintenir l’ordre. Rompez.
Les gars font peu de commentaires le soir dans le dortoir. L’un raconte que les instituteurs venaient du Limousin, comme lui. Mitterrand avait envoyé un télégramme de condoléances au moment des obsèques. Ils ne connaissent pas plus le Limousin que l’Algérie. À peine savent-ils que des Français y vivent. Et les Algériens leur semblent si éloignés, si dissemblables.
Au petit matin, rassemblement sous le soleil et dans le vent qui fait voler la poussière. Gravité. Interrogations. Affectations. On déploie les cartes. On ne retient plus qu’une destination. Les gars se cher- chent du regard, habités par l’espoir et l’inquiétude. Orléansville, Tizi-Ouzou. Reggane. Colomb-Béchar. Marengo. Maison-Carrée. Mascara. Mostaganem. Philippeville. Batna. C’est l’Oranais pour Antoine. Sidi-Bel-Abbès sera bientôt sa ville, son port d’attache. Ce sera comme un tatouage, un nom qui ne s’effa- cera pas. Nom exotique qui deviendra familier. Affecté à l’hôpital militaire. Cela ressemble à une bonne nouvelle. Il se dit qu’on ne fait pas sauter un hôpital, qu’on ne s’en prend pas à un endroit où séjournent des blessés. Il ne sait pas d’où lui vient cette veine, il n’est pas habitué.
Depuis leur arrivée, les rumeurs se sont propa- gées. Un vocabulaire nouveau leur est parvenu, les mots djebel, gourbi, fellagha… font d’emblée partie de leur monde. Ils aiment manier ces mots, qui déjà les distinguent. Ils comprennent que leur mission est particulière et leur destin singulier. Ils pensent aux Français restés en France, à leurs frères cadets, à leurs mères, à leurs fiancées, et ils savent qu’un fossé se creusera bientôt, ils le pressentent, à cause de la langue qui désigne ce qui n’existe qu’ici.
Antoine espère que Sidi-Bel-Abbès n’est pas trop loin de la mer, il en est encore à avoir des désirs de vacancier, il n’a pas vraiment admis qu’il servirait l’armée, et que la mer il ne la verra plus de la même façon. On ne leur a pas dit, ils comprendront d’eux- mêmes, ce n’est pas compliqué d’interpréter les signes. Il aimerait juste envoyer des cartes postales à ses parents. Il ne se rappelle pas leur avoir jamais écrit, excepté pendant l’évacuation de l’année 1944 depuis ses montagnes à vaches. La paysanne chez qui il logeait lisait son courrier, alors il avait inventé une existence fictive, où tout allait bien. À huit ans, il avait déjà une double vie. Alors à vingt-trois, il peut tout se permettre, il sait cela d’instinct.
Antoine a dans la tête le visage de Lila et sa sil- houette plantée sur le quai du départ. Il fait des débuts de lettre, il cherche le ton avec lequel il racontera son arrivée. Tout est allé trop vite. Il vou- drait inventer une mesure entre l’accablement et l’excitation. Il aimerait trouver les mots pour dire la traversée, mais il aimerait du beau pour Lila, gar- der le beau ou l’idée qu’il s’en fait. Il ne sait pas encore qu’on peut écrire des lettres avec de la sidé- ration et même de l’effroi. Il n’en est pas encore là. Ce qui l’obsède est le bruit sourd des turbines qui envahissait la cale au fond de laquelle il a voyagé, ce vacarme qui déchirait son crâne en même temps que son abdomen criait le manque de Lila. Et les visions qui avaient peuplé sa nuit, le bateau qui avançait en fendant les flots noirs, le cap au sud et les milles parcourus qui creusaient heure après heure une séparation irréversible.
Il essaie de rédiger des phrases qui rendraient compte de cette sensation-là. Mais l’écriture est décevante, aucun mot ne convient jamais. Alors plu- tôt que de dire à Lila cette nuit passée comme une bête dans la moiteur de la cale, au contact d’autres bêtes, vomissant, titubant, criant, lâchant des jurons, prononçant des phrases comme seuls les hommes entre eux en profèrent, il préfère ne garder que l’éblouissement une fois remonté sur le pont, l’approche de la côte et la baie d’Alger qui se dessine au loin, puis prend forme dans le jour aveuglant. Il préfère tenter de décrire le choc devant ce silence minéral, imposant, et la blancheur qui vient se reflé- ter à la surface de l’eau. Il tente de nommer ce contraste, le passage brutal de l’obscurité à la clarté vive. Plein feu sous le ciel d’avril. Bleu intégral et oppressant.
Antoine embarque dans un train pour rejoindre Oran, première étape du transfert. Ils sont quelques- uns seulement, accompagnés par deux gradés. Ils montent en queue de convoi, c’est l’usage ici, une draisine en tête, longue barge nue qui va en éclaireur devant la motrice. Le train peut être une cible. C’est simple et logique. Le cerveau doit accomplir un petit tour de force. C’est encore confus dans la tête d’Antoine. Attentat, explosifs, ce sont des mots entendus en France à la radio, ou prononcés par son père à la table de la cuisine, alors qu’il tournait les pages du journal. Et quelques allusions lors de la préparation militaire, sans que rien ait été claire- ment énoncé. C’était loin et irréel. C’était abstrait.
Ils trouvent à s’asseoir et jouer aux cartes. Ils regardent dehors, mais les vitres sont sales, couleur sable, et quand elles sont ouvertes, on ne voit rien de la végétation, à cause de la poussière soulevée par le vent. Antoine n’a pas la tête à s’intéresser au paysage. La draisine à l’avant prend toute la place. Il fait semblant de ne pas y penser, et sans doute que les autres aussi. Ils s’observent mais ne bron- chent pas. Il a en tête les images du Mécano de la générale, qu’il a vu au Rex de Lyon avec son frère, il ne sait plus comment le train finit par sauter par- dessus le viaduc, et si Buster Keaton s’en sort. Des camions les attendent. Il y a ceux qui vont vers Tlemcen, Saïda ou la frontière marocaine. Ils se sou- haitent bonne chance. Rien ne les attache encore, rien ne les émeut.
Sous la bâche ils ne sont plus que quatre. L’inti- mité gagne, ils ne peuvent plus s’ignorer. Les pre- miers mots sont toujours les mêmes. D’où tu viens ? Et puis la conversation retombe. Angers, Rodez, Montpellier. Et après ? Soit ils viennent du même coin, ils font des commentaires, se réjouissent de cette coïncidence qui les rendra plus proches, soit ils hochent la tête en silence parce qu’ils ne connais- sent pas. Antoine a entendu parler d’Angers. C’est là, lui semble-t-il, que son père a traversé la Loire à la nage, avec les Allemands aux trousses. Le camion roule vite. Antoine demande si la Loire est large à cet endroit. Mais Granger ne sait pas, il vit dans une ferme aux alentours. Il n’est allé en ville que pour chercher des papiers à la préfecture.
Ils sont assis face à face à l’arrière du camion. Ils portent le calot plus à la paysanne qu’à l’américaine, façon béret. Pour l’instant ils observent, ils atten- dent, ils font des vœux. Et ils finissent par se taire. Ils n’imaginaient pas qu’ils seraient aussi vite confrontés au danger, le mot embuscade existe bel et bien. Ils ricanent quand ils bondissent sur un nid- de-poule, ils sont nerveux. Ils préfèrent éloigner l’idée du pire. On dit Mektoub ici. Ou encore Inch Allah.

Un Loup pour l’homme, Brigitte Giraud, © Flammarion